
À vrai dire j'y ai pas retouché depuis, mais comme elle prenait (virtuellement) la poussière aux côtés de mes chroniques de concerts, je me disais que je ferais aussi bien de publier ma bafouille ici.
La plénitude de l’appréciation de l’arôme et de la subtilité des touches fruitées de tout grand cru requiert une longue mise en bouche doublée du recul critique du connaisseur, de manière à ne rien laisser au hasard qui puisse en entacher la saveur.
Geoff Tate est bien placé pour le savoir, lui qui partage volontiers sa passion œnophile d’heureux détenteur de sa propre production viticole.
Malgré la méticulosité et la patience afférentes de rigueur, le consciencieux entretien des vignes de la «Jet City» lui accaparant partie de son temps et de ses efforts, le charismatique vocaliste de Queensrÿche ne semble pas avoir tiré les leçons des contrecoups des raisins de la colère.
Colère baignée d’une incompréhension générale des fidèles qui montrent systématiquement les dents dès les premiers épanchements de la fragrance de chaque nouvelle cuvée du groupe, à laquelle ils réservent effectivement, depuis désormais près d’une décennie, la noyade certaine d’un accueil mitigé.
Là où les réputations actuelles de ses confrères Coverdale et Keenan dans leur domaine de prédilection n’ont pas à rougir de ces investissements combinés, les fûts du porteur du flambeau de la reine ne semblent pas avoir fait déteindre les notes bordeaux de leurs vapeurs éthérées sur son inspiration compositrice, lui qui a de nouveau participé à l’écriture de l’intégralité des morceaux, et ne suffiront certainement pas à obtenir l’unanimité du public.
Le premier constat à l’écoute de leur dernière mouture, en effet, est d’avoir affaire à une mixture hétéroclite décousue, à l’opposé de leur précédent «American Soldier», qui, s’il avait généré la controverse auprès de la critique, et laissé pantois certains de leurs plus grands aficionados, avait cependant le mérite de proposer un concept album à part entière offrant un intéressant point de vue compatissant envers l’appelé lambda.
Le principal inconvénient de «Dedicated to Chaos» est, en réalité, de souffrir de la comparaison avec ses glorieux aïeux : le millésime 2011 ne parvient malheureusement pas à faire montre des mêmes unité, cohésion, ou densité de ses illustres prédécesseurs.
L’ouverture de l’album en grandes pompes avec le très dynamique «Get Started», qui, du reste, passe l’épreuve des planches haut la main, présageait pourtant du meilleur : ses riffs accrocheurs et son solo volcanique distordu séduisant aussitôt, à la manière des ambiances sidérales que distillait délicieusement Promised Land à l’époque.
La piste suivante, «Hot Spot Junkie», coécrite par «Edbass» Jackson, s’inscrit dans la même continuité, à l’appui de ses vindicatifs couplets hachés et son incisive rythmique acharnée.
Mais en dépit de cette progression, étrangement, la solution ne prend pas encore : le décalage produit par le changement abrupt de décor d’une piste à l’autre, déroute au premier abord, rompant ainsi la vivacité d’une initiation prometteuse.
La patte du producteur Jason Slater, bien trop présente sur les deux livrées précédentes du groupe, avait déjà nuit à leur intégrité, reléguant de fait les contributions, autrefois pléthoriques, du guitariste Michael Wilton au rang de quasi-néant.
S’il partage ici la signature de cinq morceaux, la plume est reprise ailleurs par l’ingénieur son et coproducteur attitré Kelly Gray, avec qui la formation de Seattle collaborait déjà du temps des prémisses de The Mob, puis brièvement de 1998 à 2001, le temps de «Q2K», sur lequel il remplaça Chris DeGarmo à la guitare.
À cet égard, les écoulements de ce dévouement au chaos ont précisément tendance à s’étioler lorsque la production, soignée et irréprochable, quoiqu’il en soit, l’emporte sur la composition, charriant par là même le désagréable arrière-goût d’un façonnage trop artificiel, voire même clinique, sans réel corps ou caractère propre.
Queensrÿche opte résolument pour la facilité d’une orientation plus axée sur un rock totalement décomplexé, aux dépens de ses accents progressifs passés, en témoigne notamment la tournure délibérément oralisée de certains titres, qu’il s’agisse de leur orthographe, ou de maladroites interventions vocales relevant directement du discours parlé sur «Got It Bad», qui sont toutefois bien vite compensées par les agréables arrangements orientalisants de cette dernière composition.
Mais à trop vouloir séduire un public autrement plus large et diversifié, et revêtir son pot-pourri d’une texture sonore moderne, dont la contrepartie sirupeuse ne manque malheureusement pas de resurgir, le groupe a négligé un détail de taille :
la trop forte hétérogénéité du mélange donne parfois l’impression d’une séquence de pistes sans rapport ni continuité logique entre elles, le sentiment d’incohérence faisant alors occasionnellement surface.
L’abstraction du flacon se révèle tout bonnement impossible, l’ivresse procurée par les planantes mélopées d’«All Around the World», dont les effluves mélodiques, et plus particulièrement la prédominance des guitares, à grands renforts de réverbération, fait directement écho aux leitmotivs d’U2, alternant par exemple avec les relents de la banalité la plus générique des titres les plus faibles.
La mollesse d’un «Broken» provoque une radicale rupture du rythme de l’album, pourtant jusqu’alors soutenu, et dont la forte teneur soporifique n’a d’égal que le honteux degré de resucée lyrique de son aînée «Silent Lucidity».
Déjà moins poussive, et introduite tout en légèreté au saxophone, «Hard Times» ne se montrera pas non plus suffisamment originale pour prétendre au même rang que la satellisante ballade «The Killing Words», néanmoins, là où la succession de ces deux pistes marque une brutale accalmie aux antipodes de l’agitation précédente, elle sert à merveille l’aération d’un ensemble, qui, autrement, risquerait dangereusement la saturation.
La découverte de l’outrageusement répétitif «Wot We Do» ne fera, en revanche, que consolider l’observation selon laquelle le très bon côtoie l’insipide.
À la lisière d’une variété hybride teinté de hip-hop, influence de Slater oblige, la chanson, à l’instar de son prédécesseur «Sliver», trouve difficilement sa place dans le registre du Heavy Metal habituel de la formation.
Pour autant, embrasser pleinement les délices dont regorge la robe multicolore de l’œuvre nécessite davantage que d’y tremper timidement les lèvres, et son intérêt se dévoile alors progressivement au gré des écoutes, sa fermentation sur la durée étant son meilleur atout.
Aussi n’est-il pas rare, à la suite d’écoutes attentives répétées, de se surprendre à battre instinctivement le rythme de la plupart des titres, allant même jusqu’à pousser la chansonnette sur leurs refrains accrocheurs.
Première surprise : l’incorporation bienvenue de phrasés de saxophone sur les pré-refrains des variations acidulées des galopantes «Retail Therapy» et «At the Edge» apporte son souffle d’air frais au traditionnel orchestre dont le groupe ne s’éloigne qu’anecdotiquement, la présence de chœurs ou la mise à contribution de claviers n’étant pas légion.
Le déconcertant, mais joliment surprenant, goût funk, renforcé par des sections rythmiques endiablées, dont «Higher» ou «I Believe» imprègnent le palais, ne sont pas sans évoquer une «Della Brown» des grands jours.
C’est à l’occasion de «Drive», une des rares compositions empreintes de la patte du batteur Scott Rockenfield, qu’est atteint le point d’orgue du disque : forte de ses solides fondations rythmiques et d’un climat globalement plus sombre se démarquant outre-mesure, la chanson s’élève lors de son refrain atmosphérique, dans le prolongement direct des envolées mélodiques d’«Empire», et confirme ainsi le fort potentiel résiduel d’une formation autrefois fédératrice.
Les sonorités aigres-douces de l’entêtante «Luvnu», ou encore l’entraînante ligne de basse du vif mid-tempo «Big Noize» nous prouvent, pour finir, que les Seattleites sont encore capables de raviver la flamme d’antan.
Conformément aux récentes confessions des musiciens, l’attention toute particulière portée à la structure rythmique, en vue d’exacerber les vertus mouvantes inhérentes à la musique dans son sens le plus primal, voire tribal, leur désir d’expérimentation, ainsi que leur souhait de ne pas demeurer dans la catégorisation sous une sempiternelle même étiquette, émergent bel et bien, ce qui est tout à leur honneur.
On regrettera en définitive que Queensrÿche, encore figure de proue du carcan progressif de la N.W.O.B.H.M. il y a peu, n’offre à la dégustation qu’un album tout juste agréable, mais inégal et absolument pas original, en espérant qu’ils accorderont à leur prochaine mise en bouteille une maturation autrement plus longue et travaillée qu’à «Dedicated To Chaos».
2/5
(et c'est vraiment parce que je suis gentil)